Publié le mars 14, 2020 par mmindbodylife
Dans Totem et tabou, Sigmund Freud définit le tabou comme un interdit sacré frappant une personne ou un objet considéré comme dangereux ou comme impur par le groupe.
Les personnes taboues dans les sociétés traditionnelles étaient soit des puissants chefs, rois… soit des personnes vulnérables : femmes, enfants, endeuillés…
Le tabou protège la communauté du danger ou de l’impureté qu’il représente, en établissant une séparation rigoureuse : exclusion, interdiction de toucher la personne taboue et les objets qui lui appartiennent, et surtout interdiction d’en parler et même de le nommer.
Le tabou est donc un objet sacré redoutable, doué d’un pouvoir séparateur absolu, et par là, même facteur d’exclusion. Mais il est aussi garant de l’ordre social, car il est hautement protecteur des membres du groupe qui le respectent en obéissant à l’interdit.Le tabou est garant de l’identité collective, de sa culture et de ses valeurs.
Il est donc intéressant de questionner l’existence de tabous dans l’action médico-sociale précoce, en tant que forces protectrices de ses valeurs propres : le respect de l’enfant accueilli et de sa famille, l’engagement personnel des professionnels dans la relation d’aide, l’importance accordée au savoir-être, à la parole, à l’écoute, à la valorisation du travail en équipe… Il semble qu’on puisse reconnaître dans la culture de l’action médico-sociale précoce deux sortes de tabous : les uns lui appartiennent en propre; les autres sont l’écho des tabous de la société globale.
On peut repérer l’existence de tabous protecteurs de la jeune identité professionnelle dans l’action médico-sociale précoce. On les retrouve d’ailleurs pour la plupart dans les différents « services de l’enfance » ainsi que dans les établissements spécialisés qui reçoivent les personnes « en situation de handicap » et leurs familles.
Le statut et la pratique de professionnel salarié de la relation d’aide n’ont-ils pas fondé une identité groupale de « travailleur social » comportant des interdits dont la transgression risquerait de l’exclure ?
La constitution progressive, inconsciente et naturellement involontaire d’une « intangibilité » professionnelle a peut-être fondé un tabou protecteur, mais également séparateur, dont on peut percevoir quelques signes dans le faire et le dire :
« Donner entraîne l’obligation de recevoir et il s’agit symboliquement d’accepter d’échanger quelque chose de son âme » Paul Fustier, les Corridors du quotidien
On peut comprendre qu’un tel échange, constitutif d’un partenariat, puisse être ressenti comme menaçant dans l’action médico-sociale. L’interdit du tabou est alors protecteur. Le refus farouche du bénévolat, le respect strict des horaires de travail, les réticences à partager l’information avec l’enfant et ses parents peuvent être considérés comme d’autres manifestations de l’interdit du don.
Les grands tabous qui règnent dans notre société moderne développée se retrouvent comme en écho dans l’action médico-sociale, entraînant les mêmes interdits du faire, de la parole, et même de la représentation mentale. Ces tabous me semblent être ceux qui concernent les réalités, effectives ou redoutées de la sexualité, de la violence et de la mort.
Il ne se résume pas au tabou de l’inceste, sur lequel il serait pourtant utile de s’appuyer pour que parents et professionnels se protègent des sollicitations érotiques auxquelles ils peuvent se trouver exposés auprès des personnes vulnérables.
C’est le tabou de l’inceste qui, « intangible », les rend « intouchables » pour leurs proches.
Le traditionnel interdit universel me semble aujourd’hui le meilleur protecteur de l’intégrité psychique et corporelle de tous, alors que les codes moraux sont devenus obsolètes, incapables de s’opposer au refus moderne de toute frustration pour soi-même et pour autrui.
Le tabou de la sexualité explique aussi par ailleurs les dénis que parents et professionnels opposent encore souvent à la réalité des désirs sexués des adolescents et des adultes dépendants. Ces dénis mettent en cause la légitimité même du désir. On peut espérer que la prise de conscience entreprise, dans les associations et les équipes, à la fois sur le déni et sur le nécessaire respect du tabou de l’inceste, aidera les personnes handicapées à nouer des liens sexués entre pairs ou, comme dans certains pays étrangers, avec des personnes choisies extérieures à la famille et aux institutions (Lien social, 2007)
Il est affiché plus clairement dans la société, au fur et à mesure que la violence envahit la vie familiale, les quartiers, les nations. Là, le rôle protecteur du tabou semble réduit à celui d’un rite incantatoire.
Dans l’action médico-sociale, la violence est depuis toujours réprimée par un interdit très fort qui l’a fait passer sous silence jusqu’à une période très récente.
La fréquence des violences intrafamiliales exercées sur les jeunes enfants n’a été reconnue largement en santé publique qu’à partir des années 90, en même temps qu’on a pris conscience du silence que trop de services médico-sociaux opposaient au cri des enfants (Hadjiiski, 1993), dans un véritable déni de la réalité.
Les violences institutionnelles ont été exposées publiquement pour la première fois en 1991 à la suite des enquêtes menées par Stanislaw Tomkiewicz (1991). L’enracinement de ces violences dans l’épuisement professionnel n’a été compris que plus de vingt ans après la publication des travaux américains sur le burn-out.
Il serait d’ailleurs temps de reconnaître que les professionnels sont eux-mêmes victimes de violence chaque fois qu’ils sont insuffisamment nombreux, soutenus et formés ; et c’est seulement maintenant qu’on prend conscience que les « aidants familiaux », épuisés auprès de leur enfant malade ou handicapé, courent, faute de relais suffisants, les mêmes risques de passage à l’acte.
C’est donc très lentement qu’on voit se lever dans l’action médico-sociale le tabou de la violence qui avait interdit de penser et de dire l’impensable violence qui s’exerce, souvent à très bas bruit, sur des êtres vulnérables.
Il règne en maître depuis une trentaine d’années dans notre société dite développée qui interdit la mort avec acharnement : on ne parle publiquement que de « disparus » qu’on a envoyés quasi systématiquement mourir à l’hôpital, après quelques jours ou semaines d’acharnement thérapeutique. L’augmentation indéfinie de la durée moyenne de vie fait l’objet de fiers communiqués…
Le tabou de la mort, motivé par la terreur qu’elle inspire, ne fait qu’aggraver au contraire la naturelle angoisse de chacun.
On retrouve dans l’action médico-sociale le même tabou, le même silence et les mêmes conduites d’exclusion : présente dans une maison d’enfants à caractère sanitaire (MECS) à l’époque du drame du sang contaminé, j’ai vu les enfants hémophiles, atteints par le VIH, accompagner au cimetière leur camarade mort, sans que personne ne soit autorisé à répondre à leurs questions sur leur propre maladie et sur leur devenir. Je n’ai pu que percevoir et partager l’angoisse sourde des enfants et de l’équipe réduits au silence.
Aujourd’hui, une évolution se dessine timidement : le désir des enfants et des parents d’être clairement informés, la réflexion éthique entreprise sur l’ouverture d’un espace de choix personnel de fin de vie, le développement des soins palliatifs et, peut-être aussi, des questionnements économiques…, tout concourt à réinterroger le tabou de la mort, dans la société et au sein de l’action médico-sociale
Des tabous, interdits du faire et du dire, occupent une place réelle et largement inconsciente dans l’action médico-sociale et sont inévitablement liés à la culture dans laquelle cette action s’inscrit ; liés aussi à la souffrance de la maladie et du handicap, à la terreur qu’ils inspirent, aux culpabilités qui en découlent.
Les tabous restent massifs dans les institutions où règnent encore des conditions de vie analogues à celles des sociétés archaïques : le pouvoir d’un seul, sans limite ni partage, la pauvreté des moyens humains, l’absence de libre parole. Mais partout où une réflexion éthique s’est instaurée (Zucman, 2007), les tabous laissent une place croissante à des identités professionnelles, à la fois matures et souples, ainsi qu’à des échanges libres et confiants entre les familles et les enfants autour de l’accueil et des soins.
Enfin, revenons à Sigmund Freud pour un questionnement hétérodoxe : le jeune enfant accueilli en CAMSP serait-il parfois ressenti comme tabou, lorsqu’il projette autour de lui une angoisse intense ?
Pour avoir osé poser une telle question, je me suis astreinte à une relecture attentive du livre fondateur de Sigmund Freud, paru en 1912. Sa richesse a provoqué en moi de multiples échos projetant de nouvelles ombres et lumières sur une pratique que je ne puis ici rapporter qu’en partie : Freud rappelle que « primitivement, “tabou” ne signifiait ni sacré ni impur, mais désignait simplement ce à quoi il ne fallait pas toucher ».
Or, le soin en CAMSP implique un toucher proche et journalier. Ce qui m’amène à penser que ce n’est sûrement pas l’enfant qui est tabou mais ce qui l’a amené jusque dans nos mains : ses déficiences, son « handicap ». Une réflexion sur le tabou peut donc nous aider, et aider les parents, à sortir de la confusion pour opérer et maintenir la distinction fondamentale, et fondatrice, qu’on doit instaurer entre l’enfant et les troubles que nous constatons ou redoutons pour lui.
Parmi tant d’autres caractéristiques du tabou susceptibles de nous interroger dans nos pratiques, S. Freud considère le tabou comme « la projection de l’hostilité inconsciente » du groupe humain concerné ; il affirme, après de longues recherches, que « la prohibition taboue doit être conçue comme le résultat d’une ambivalence affective » et il écrit plus loin que « la conscience morale serait née sur le terrain de l’ambivalence affective ». Ainsi, comme toujours, le vieux maître travaille profondément notre professionnalité…
Oserai-je l’interroger en retour ? Son livre, magnifiquement intitulé Totem et tabou, ne traite du « totémisme » que très rapidement à la fin. Réduire à la portion congrue le totem, protecteur du groupe et inducteur de ses tabous, me pousse à poser une question cette fois encore incongrue : le jeune enfant qui est au centre des CAMSP, qui mobilise nos forces vives, nos craintes et notre amour, notre savoir et nos doutes, n’occupe-t-il pas une place totémique ? Une question aventureuse mais sans danger, à laquelle chacun répondra « comme il lui plaira »
Source : cairn.info Élisabeth Zucman
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Catégorie: Articles par catégorie, Enfant, SantéTags : La culture médico-sociale : des tabous dans nos pratiques ?, mmindbodylife
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